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​L’interjection eh, utilisée dans la phrase « I know, eh? », entre autres, est considérée dans la culture populaire comme une caractéristique de l’anglais canadien.


L’interjection eh, utilisée dans la phrase « I know, eh? », entre autres, est considérée dans la culture populaire comme une caractéristique de l’anglais canadien. Les Canadiens disent en effet eh plus souvent et de façon plus variée que tout autre peuple sur la planète. (Une interjection est un mot exprimant une réaction émotive ou un sentiment. Souvent, elle peut servir à combler un silence, comme euh et hum.) Comparée à son homologue britannique, qui n’est utilisé que de deux façons (pour faire répéter un interlocuteur ou pour marquer une question), le eh canadien remplit plus de dix fonctions populaires. Son occurrence dans la littérature canadienne de langue anglaise est d’ailleurs plus grande que dans toute autre littérature nationale. En cela, on peut dire que l’interjection est un véritable canadianisme, surtout à la lumière du fait que certaines de ses utilisations sont uniques aux textes et au parler canadiens. Des études suggèrent toutefois qu’il périclite, surtout chez les jeunes vivant en milieu urbain (voir aussi Langue anglaise).

Contexte historique

Selon le Oxford English Dictionary, le eh moderne viendrait des interjections du moyen anglais ey, ei et a. L’orthographe moderne, eh, est probablement un emprunt direct du eh français, bien qu’il ne soit pas impossible qu’elle ait pu se développer de façon indépendante des variantes en moyen anglais. L’utilisation du eh comme demande de répétition s’apparente au I de Chaucer dans Troilus and Criseyde (v. 1380-1390) :

« For love of God, make of this thing an ende,

Or slee us both at ones er that ye wende

[...] ‘I, what?’ quod she. ‘By God and by my trouthe,

I noot not what ye wilne that I saye. »

À partir du XVIIIe siècle, eh sert de particule interrogative interjective (point d’interrogation verbal), comme dans cette ligne de la pièce She Stoops to Conquer (v. 1772-1773), du romancier et dramaturge irlandais Oliver Goldsmith : « Wasn’t it lucky, eh? ». Un siècle plus tard, l’interjection trouve une nouvelle fonction, soit la demande de répétition : « Eh? What’s that, Sackville? »

Bien que le mot tire ses racines du moyen anglais et n’ait pas été inventé au Canada, eh demeure un marqueur de l’identité canadienne-anglaise et distingue l’anglais canadien des autres dialectes. Eh est reconnu à l’international comme partie intégrante du discours canadien-anglais, à un point tel où il est devenu un incontournable parodique.

Contexte critique

Au niveau historique, les linguistes ont pour la plupart ignoré dans leurs recherches l’interjection eh, qu’ils considèrent comme un symbole caduc de l’identité canadienne. Il existe néanmoins un certain débat à savoir si l’on doit la considérer comme un canadianisme ou non. La notion d’un eh unique au Canada naît dans la conscience publique au début des années 1970, lorsque le Torontois Mark M. Orkin, avocat, et Walter S. Avis, professeur d’anglais, se mettent à discourir de l’importance du terme pour le Canada. En effet, l’affaire débute après que Mark M. Orkin ait ajouté l’interjection eh à la liste des expressions canadiennes-anglaises de son ouvrage Speaking Canadian English (1970). Walter S. Avis, dans l’essai « So eh? Is Canadian, eh? », rétorque que « eh n’est pas un canadianisme, puisqu’il ne provient pas du Canada et qu’il n’est pas propre à l’anglais parlé au Canada. » Il argue que puisque les dictionnaires de l’époque ne le reconnaissent pas comme une expression canadienne, eh doit plutôt faire partie d’un langage universel. Aujourd’hui, de nombreux ouvrages classifient eh en tant que canadianisme, dont le Cambridge Dictionary, le Merriam-Webster Dictionary, le Encarta Dictionary, le American History Dictionary et le Canadian Oxford Dictionary. En 1979, Sandra Schecter ajoute son grain de sel au débat avec l’article « Eh? Revisited: Is it or Is It Not Canadian? », dans lequel elle affirme que eh est un élément central de l’identité du Canada.

Eh : les dix utilisations

Un sondage mené en 2004 sur les utilisations contemporaines de l’interjection eh au pays apporte de nouveaux éléments au débat. Dans le cadre d’un cours d’introduction à la linguistique de l’Université de Toronto, la linguiste Elaine Gold interroge ses élèves sur leur utilisation du eh et sur leur attitude par rapport à ses dix différentes constructions. Sur les 109 répondants, on compte 35 personnes de sexe masculin et 74 de sexe féminin, tous âgés de 30 ans ou moins.

Si certains linguistes s’entendent pour dire que eh est un marqueur de l’anglais canadien, ils continuent à débattre sur les types de eh qui constitueraient des utilisations propres au Canada. Les dictionnaires ne citent souvent qu’un seul des deux usages principaux : le eh comme particule interrogative ou le eh narratif.

Le sondage de Elaine Gold aide à clarifier la question en demandant à des locuteurs canadiens de décrire toutes les nuances de leur utilisation de l’interjection, une réalité que les dictionnaires mentionnés plus haut n’arrivent pas à illustrer, que ce soit de façon individuelle ou collective. L’étude de Elaine Gold, qui offre la liste la plus exhaustive à ce jour des variantes de l’interjection, ne présente qu’un seul bémol : sa méthode de collecte des données. En effet, Elaine Gold explique que, même si les répondants offrent une foule d’informations utiles sur leur utilisation du eh et sur leur attitude envers celui-ci, « l’auto-évaluation est problématique, en cela que beaucoup de locuteurs ne sont pas conscients de leur propre utilisation du eh. » Le eh narratif, puisqu’il sert de virgule, de point d’interrogation ou de pause inconsciente (à la manière d’un hum ou d’un euh), souffre de ce fait de façon toute particulière. Le tableau ci-dessous répertorie les dix catégories de eh utilisées dans le sondage de Elaine Gold, ainsi que douze exemples :

Types de eh

Exemples

1. Déclaration d’opinion

Nice day, eh?

2. Déclaration factuelle

It goes over here, eh?

3. Ordre (impératif)

Open the window, eh?

Think about it, eh?

4. Exclamation

What a game, eh?

5. Question (interrogatif)

What are they trying to do, eh?

6. Synonyme de « pardon »

Eh? What did you say?

7. Dans une locution figée

Thanks, eh?

I know, eh?

8. Insulte

You’re a real snob, eh?

9. Accusation

You took the last piece, eh?

10. Pour raconter une histoire [le eh narratif]

This guy is up on the 27th floor, eh? then he gets out on the ledge, eh...

Pour chaque catégorie, les participants doivent indiquer s’ils ont déjà entendu ce type de eh, s’ils l’utilisent eux-mêmes et quelle est leur attitude (positive, neutre ou négative) par rapport à celui-ci. La plupart des participants ont dit reconnaître les dix catégories, à des taux oscillant entre 50 et 100 %. Les catégories Déclaration d’opinion et Exclamation et la locution figée « I know, eh? », se classent parmi les plus utilisées et reconnues par les participants. Fait étonnant : bien qu’il soit sans cesse classé par les linguistes et dictionnaires comme propre au Canada, le eh narratif est la catégorie la moins reconnue par les répondants au sondage et celle qui récolte l’attitude la plus négative.

Stéréotypes canadiens

Malgré cette aversion, les lexicographes continuent d’associer le eh narratif au parler canadien. Cette utilisation serait en effet unique au Canada, comme le suggèrent les recherches de Walter Avis, dans le cadre desquels il est parti — en vain — à la recherche d’exemples de eh narratif dans la littérature d’autres pays. L’opinion divisée envers le eh narratif fait écho à l’attitude générale de la population canadienne par rapport au eh comme canadianisme consacré : le eh narratif n’est pas identifié par ses membres comme un de ses comportements linguistiques, pourtant il demeure un symbole du Canada et un marqueur linguistique de son identité sur la scène internationale.

Dans la culture populaire, les exemples d’association du eh narratif au Canada sont légion. La littérature et le cinéma utilisent souvent de façon délibérée le eh comme stéréotype : le film Opération Canadian Bacon (1995), par exemple, se moque des Américains et satirise leurs stéréotypes concernant le Canada en mettant en scène un gentil gendarme monté qui multiplie les eh narratifs. Dans le sondage d’Elaine Gold, plusieurs répondants décrivent les utilisateurs du eh narratif (la catégorie 10 du sondage) comme « des Américains essayant d’imiter l’accent canadien. » Comme le dit la linguiste, « il est clair que le eh narratif est à la fois considéré comme un stéréotype canadien et est très stigmatisé, comme en témoigne la connotation très négative qu’on lui assigne. »

Importance

Qu’on l’utilise ou non, le eh est identifié comme un marqueur de l’anglais canadien. De part et d’autre du Canada, eh est une occurrence fréquente, reconnue par les linguistes, les dictionnaires et les romans. Des mots de Sandra Schecter :

« Existe-t-il un autre peuple, à part les Canadiens, qui s’enorgueillit de façon aussi active du “eh ?” et qui s’en réclame propriétaire ? Existe-t-il un ailleurs où tous, universitaires comme gens du public, s’attardent de façon similaire à débattre de la question ? N’est-ce pas là la preuve que le “eh ?” est un élément intégral de cet élusif phénomène que l’on appelle “identité canadienne” ? »

Une version de cet article a été publiée à l’origine sur le site du CHASS (Computing in the Humanities and Social Sciences).

Ookpik en peau de phoque (vers le milieu des années 1960)
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