Mouvements de femmes au Canada : 1960 à 1985 | l'Encyclopédie Canadienne

Article

Mouvements de femmes au Canada : 1960 à 1985

Les mouvements de femmes (ou mouvements féministes) entre 1960 et 1985 – souvent désignés comme la seconde vague du féminisme – comprennent entre autres des campagnes pour la paix et le désarmement, l’égalité des sexes en éducation et dans l’emploi, la régulation des naissances et la fin de la violence envers les femmes.
Thér\u00e8se Casgrain (La Voix des femmes)

Les mouvements de femmes (ou mouvements féministes) entre 1960 et 1985 – souvent désignés comme la seconde vague du féminisme – comprennent entre autres des campagnes pour la paix et le désarmement, l’égalité des sexes en éducation et dans l’emploi, la régulation des naissances et la fin de la violence envers les femmes. Ce mouvement remet également en question la représentation des femmes dans tous les domaines, de la publicité à la mode, prône le respect des identités marginales et exige une réforme du gouvernement et du droit.

Cette époque débute avec la création de La Voix des femmes (VDF), un organisme qui milite pour le désarmement nucléaire et la paix, et prend fin avec la création du Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes (FAEJ), qui vise à défendre les droits promis par la Constitution récemment rapatriée. Il s’agit d’une période marquée par des progrès significatifs au cours de laquelle les femmes lesbiennes,autochtones, syndiquées ou de minorités visibles réclament leur droit à la parole et reçoivent de plus en plus d’attention de la part de militants issus de groupes plus privilégiés. Avec la Révolution tranquille du Québec, les féministes québécoises affirment leur autonomie; les allégeances politiques sont divisées entre le fédéralisme et la souveraineté. Comme pendant les campagnes pour le droit de vote des femmes, on assiste à la naissance de « nouvelles femmes » et de « nouveaux hommes », désormais associés à la contre-culture (voir Hippies) et la « nouvelle gauche ». Le mouvement pour la libération des femmes s’inspire à la fois d’anciennes et de nouvelles critiques pour remettre en question la sexualité et les rapports de force.

Cet article est le deuxième d’une série de trois portant sur les mouvements de femmes au Canada. Voir aussi Début des mouvements de femmes au Canada : 1867-1960 et Mouvements de femmes au Canada : de 1985 à aujourd’hui.

Mouvements pacifistes, désarmement et politiques de la contre-culture

La prolifération nucléaire de la guerre froide et de la guerre du Viêt Nam pousse des milliers de personnes à manifester aux côtés de La Voix des femmes. Tout comme la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté (LIFPL), l’organisme est parfois accusé de déloyauté envers l’Occident. Toutefois, dans le contexte de la décision du Canada d’abriter les missiles Bomarc en 1958 (malgré la potentielle présence d’ogives nucléaires), de la construction du mur de Berlin (1961) et des jours menaçants de la crise des missiles de Cuba (1962), les arguments avancés par l’organisme inspirent de nombreux Canadiens et Canadiennes, notamment Thérèse Casgrain, Léa Roback et Muriel Duckworth, toutes trois impliquées dans la première vague de mouvements féministes (voir Débuts des mouvements de femmes au Canada : 1867-1960).

Thérèse Casgrain et Tommy Douglas, 1955
Léa Roback (1903-2000)
Portrait de Roback, vers 1940 (Archives de la Bibliothèque publique juive de Montréal).

En 1962, pour soutenir une interdiction internationale des essais nucléaires, la Voix des femmes amasse des dents de lait pour prouver la présence de taux élevés de Strontium 90, un composé qui se retrouve dans l’environnement après des essais nucléaires. En 1963, un traité d’interdiction partielle est signé notamment par le Canada. La Voix des femmes démontre l’aspect maternel de son féminisme lorsque ses membres cousent des vêtements pour enfants destinés aux victimes de la guerre du Viêt Nam. En 1969, l’organisme s’allie à des femmes du mouvement pacifiste américain afin de permettre aux femmes d’Asie du Sud-Est de raconter les événements du Viêt Nam et du Laos selon leur perspective anticolonialiste, un point de vue que l’on n’avait pas pu entendre jusqu’alors aux États-Unis. En 1971, à l’occasion d’une conférence pour la paix tenue au Canada par des femmes indochinoises, des femmes lesbiennes, autochtones et issues de minorités visibles, ainsi que des partisans et partisanes de la libération de la femme, se joignent aux activistes de la VDF et du LIFPL pour débattre avec les Américaines de leurs nouvelles priorités. Ce groupe diversifié est susceptible de fournir son aide aux résistants américains à la guerre; ces derniers espèrent pouvoir, au besoin, trouver refuge au Canada.

Le désarmement nucléaire et l’opposition à la guerre évoquent des visées dites « maternalistes », mais les arguments anti-impérialistes de l’époque puisent également dans la contre-culture et la nouvelle gauche. Des groupes libérationnistes tels que le Vancouver Women’s Caucus et le Front de libération des femmes du Québec (FLF) adoptent le slogan « La solidarité féminine, notre force » (« Sisterhood is Powerful »). De jeunes femmes actives au sein du Syndicat étudiant pour l’action pacifiste (Student Union for Peace Action), en 1964, rejettent la guerre, l’impérialisme et le patriarcat. Le manifeste féministe du Canada anglais datant de 1969, « Sisters, Brothers, Lovers…Listen » (littéralement « Sœurs, frères, amants…Écoutez »), dénonce le sexisme pratiqué par les hommes du mouvement gauchiste, mais laisse en plan la question des privilèges basés sur la race ou l’orientation sexuelle. Peu après, le FLF reprend un argumentaire semblable, mais se concentre plutôt sur l’oppression du Canada français par les capitalistes anglophones. Au moment où elle prend fin, en 1975, la guerre du Viêt Nam a uni des générations entières dans des manifestations pour la paix qui se poursuivent jusque dans les années 1980 (voir Mouvement pacifiste). Les campagnes pour le désarmement nucléaire parviennent aussi à sensibiliser une partie de la population à la fragilité de l’environnement, une cause qu’adopteront de nombreuses féministes des décennies à venir. (Voir aussi Organisations féminines.)

Ces préoccupations pacifistes et environnementales poussent en outre des femmes de l’ère du baby-boom à devenir ce que l’on a appelé plus tard des « hippies ». Aux côtés d’hommes guidés par les mêmes principes, dans des régions comme Kitsilano à Vancouver ou Yorkville à Toronto ainsi que dans des communautés un peu partout au pays, ces contestataires du statu quo adoptent une politique de la contre-culture : ils effectuent entre autres un retour à la terre, pratiquent la simplicité volontaire (allant du végétarisme au rejet de la société de consommation) et l’expérimentation sexuelle, spirituelle ou liée aux substances, ainsi que des modes alternatifs d’habillement et d’emploi. Les membres de ces communautés ne sont pas tous féministes, mais la majorité d’entre eux sont en faveur du droit des femmes à l’autonomie et des politiques de la nouvelle gauche. Leur façon de rejeter les conventions marque durablement les mouvements de femmes au Canada et ailleurs, surtout parmi la population étudiante mais également dans d’autres cercles.

Représentation

Dans ces années, les écrits féministes (tant les œuvres de fiction que les travaux académiques) se dressent contre la misogynie et appellent à l’activisme. Parmi les œuvres canadiennes marquantes de l’époque, citons Une Saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais (1965), Les Fées ont soif (1978) de Denise Boucher, Obasan (1981) de Joy Kogawa, Halfbreed (1973) de Maria Campbell, The Handmaid’s Talede Margaret Atwood (1985; trad. La servante écarlate, 1987), Not a Love Story : a Film about Pornography (v.f. C’est surtout pas de l’amour : un film sur la pornographie) de Bonnie Sherr Klein (1981) et If You Love this Planet (v.f. Si cette planète vous tient à cœur), court-métrage de 1982 pour lequel Terre Nash remporte un Oscar.

Campbell, Maria
Maria Campbell (photo de Thomas King).

En soulignant la charge de travail double ou même triple des femmes (qu’il s’agisse de travail rémunéré, domestique ou auprès des enfants) et en mettant en lumière les aspects coercitifs de la sexualité, l’éducation offre le langage nécessaire à l’analyse de l’oppression. Les premières analyses faites en ce sens utilisent des cadres de pensée plutôt traditionnels; notons par exemple les renvois fréquents à l’œuvre de Betty Friedan, La Femme mystifiée (1963), qui accorde beaucoup d’importance aux rôles masculins et féminins. Toutefois, le domaine naissant de l’étude des femmes, avec l’introduction des femmes et des notions de genre dans des disciplines telles que l’histoire, la psychologie et les langues, se dote d’un éventail croissant d’outils théoriques. Assez tôt, on convoque des théories marxistes, s’inspirant notamment de L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État de Friedrich Engels (1884) et du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir (1949). Les études postcoloniales, antiracistes (voir Racisme) et lesbiennes ou queer font plus lentement leur apparition et ont davantage d’impact dans les années 1990. L’Association canadienne des études sur les femmes est fondée en 1982, et en 1984, le gouvernement fédéral subventionne cinq chaires de recherche régionales en études des femmes.

Des ressources telles que la Documentation sur la recherche féministe (fondée en 1972), l’Institut canadien de recherche sur les femmes (1975) et Atlantis : Revue d’études sur les femmes (1975) visent à libérer les Canadiens et Canadiennes des perspectives malestream, ou patriarcales, bien souvent états-uniennes. Des librairies et des maisons d’édition féministes font leur apparition, telles que la Women’s Press (1972) et le Women’s Bookstore (depuis 1972-1973), basés à Toronto, le Women’s Bookstore de Vancouver (1973), Les éditions du remue-ménage (1975) à Montréal et le Northern Women’s Bookstore (1984) à Thunder Bay. Ces institutions contribuent à donner un nom à l’amoindrissement que l’on fait subir aux femmes, ce que Betty Friedan avait surnommé « le problème sans nom ».

Buffy Sainte-Marie, auteure-compositrice-interprète
k.d. lang
Anne Hébert, poète, dramaturge et romancière
Anne Hébert écrivant de la poésie, au parc Lafontaine, à Montréal (avec la permission de Travaux publics et services gouvernementaux Canada).

Des concerts et des festivals de musique, ainsi que des groupes comme le Studio D, féministe, lié à l’Office national du film, offrent de nombreuses plateformes de diffusion à des artistes féministes telles que k.d. lang, Ferron, Buffy Sainte-Marie, Pauline Julien et Connie Kaldor. Dans le monde du théâtre, des femmes dramaturges, notamment Aviva Ravel, Beverley Simons, Carol Bolt, Anne Hébert, Françoise Loranger et Sharon Pollock remettent en question la culture. Au moins 50 magazines et journaux féministes, notamment le Herizons (1979) à Winnipeg, La Vie en Rose (1980) à Montréal et le Branching Out (1973) à Edmonton, se joignent à des publications grand public telles que les magazines Chatelaine (en anglais) et Châtelaine (en français) afin d’offrir des points de vue critiques. De plus, des journalistes féministes, comme Lise Payette, souverainiste, ou Michele Landsberg, sociale-démocrate, ont une influence importante.

Pollock, Sharon
Sharon Pollock, dramaturge, actrice et metteure en sc\u00e8ne (avec la permission de Darryl Pollock).

Tout comme les activistes du droit de vote des femmes avaient été associées à la réforme vestimentaire, la génération de féministes de cette époque remet en question le confort du vêtement traditionnel et ce qu’il représente. Les nouveaux styles vestimentaires font fi des vieilles règles et assurent une plus grande liberté d’expression : les chapeaux munis de voilettes, les gaines et les gants blancs font place aux jupes, minis ou extralongues, aux longs cheveux détachés comme aux boucles indomptables, aux collants et aux bottes. Dans la même foulée, des athlètes et activistes féminines fondent l’Association canadienne pour l’avancement des femmes et du sport, réclamant plus d’occasions pour les femmes et les filles de pratiquer un sport ou de l’activité physique (voir Le féminisme et les athlètes féminines des années 1960, 1970 et 1980).

Éducation et emploi

Dans les années 1960 et 1970, les filles et les femmes sont encore confrontées à de nombreux obstacles en matière d’éducation et de formation professionnelle. La grande majorité des tâches domestiques leur incombe encore d’emblée, tel que les cours d’économie domestique le rappellent à bon nombre d’entre elles. La plupart des filles et des femmes sont dirigées vers des ghettos d’emploi de femmes dans les services, le travail de bureau, les soins de santé ou l’enseignement, avec en général un assez maigre salaire et peu d’avantages sociaux. Comme on peut s’y attendre, les femmes âgées et les mères monoparentales sont en moyenne bien plus susceptibles d’être pauvres que les hommes se trouvant dans les mêmes situations. Pour contrer ce phénomène, les activistes féministes militent pour des réformes dans l’éducation, depuis l’école primaire jusqu’à l’université; elles prônent de grands changements dans les programmes scolaires et sportifs ainsi que dans la composition du corps enseignant et de la direction. La manière dont on enseigne aux garçons et aux hommes à devenir citoyens et pères est également examinée plus attentivement que jamais. À l’instar de la génération des suffragettes, les activistes pendant ces années sont fermement convaincues que l’égalité dans l’éducation est au cœur de la promesse d’un avenir meilleur pour les femmes.

Tandis que l’on remet en cause la domination masculine du monde de l’éducation, on fait de même avec les occupations rémunérées et non rémunérées. Les féministes demandent pourquoi tant de femmes ont une charge de travail triple, soit l’emploi, l’entretien ménager et le soin aux enfants. Dans les années 1970, un petit mouvement visant la rémunération des tâches domestique propose une solution. Un plus grand nombre d’activistes condamnent pour leur part l’iniquité salariale, le manque de soutien financier pour la grossesse et la garde d’enfants, et réclament l’abolition du « plafond de verre » et du harcèlement.

En 1982, les femmes représentent 32,3 % des syndiqués canadiens. Des féministes déterminées telles que Madeleine Parent, au sein de la Canadian Textile and Chemical Union, sensibilisent une partie du mouvement ouvrier à l’oppression vécue par les femmes dans le domaine de l’emploi et des syndicats eux-mêmes; deux syndicats indépendants de Colombie-Britannique, le Service, Office and Retail Workers’ Union of Canada et l’Association of University and College Employees s’attaquent aux défis imposés aux femmes. La grève de 1978 par les employées de l’usine de pièces automobiles Fleck en Ontario, ainsi que les grèves des infirmières en Nouvelle-Écosse, en Alberta et en Saskatchewan dans les années 1970 et 1980 éveillent de nombreuses féministes. Le soutien croissant du mouvement ouvrier se fait clair lorsque Grace Hartman, première femme présidente du Syndicat canadien de la fonction publique (1975), milite pour l’équité salariale et pour la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada.

Fécondité et violence

Comme le démontre la visibilité accrue des athlètes féminines, les femmes de cette génération se battent pour obtenir le contrôle de leur corps. Cet aspect du mouvement compte deux axes principaux : d’abord la demande d’accès à la régulation des naissances et à l’avortement, puis le refus du harcèlement et de la violence. Distribuer de l’information sur la régulation des naissances et l’avortement est illégal à l’époque, mais les activistes désobéissent à la loi. En 1968, des étudiantes de l’Université McGill créent un « manuel » de régulation des naissances, et en 1970, la Caravane de l’avortement part de Vancouver pour se rendre jusqu’à la Colline parlementaire à Ottawa. La contraception est retirée du Code criminel en 1969, mais le droit à l’avortement est plus difficile à obtenir. Malgré tout, le docteur Henry Morgentaler (à partir de 1967) et l’Association canadienne pour l’abrogation de la loi sur l’avortement (fondée en 1974) défient la loi. Ainsi, en 1988, la Cour suprême du Canada abroge la loi sur l’avortement puisqu’elle contrevient à la Charte canadienne des droits et libertés.

Bien que le rapport de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme souligne le choix en matière de reproduction pour les femmes canadiennes, la violence envers les femmes, elle, est passée sous silence. Pour la première fois depuis que la Woman’s Christian Temperance Union a rendu cette question publique, des femmes activistes de partout se mettent à militer contre la violence faite aux femmes. Des publications telles que le best-seller mondial Le Viol (1975) de Susan Brownmiller ou encore Wife Battering in Canada: The Vicious Circle (1980) publié par le Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme ouvrent la voie au rapport incriminant (quoiqu’incomplet) de 1993 du Comité canadien sur la violence faite aux femmes.

Des groupes féministes radicaux tels que Women Against Violence Against Women condamnent la violence en tant que pilier du patriarcat. Les maisons de transition, les groupes d’entraide, les cliniques de santé féminine et les centres d’accueil des victimes d’agression sexuelle marquent le début d’une initiative de longue durée dans les services offerts aux femmes (voir Agression sexuelle). Les activistes de grands centres urbains sont les premières à mettre sur pied des refuges, mais des villes plus petites comme Nelson, C.-B., et Moncton, au Nouveau-Brunswick, suivent de près. Des marches « Take Back the Night » (« Reprenez la nuit ») sont organisées un peu partout au Canada dans les années 1970, inspirées par celles tenues par l’organisation Vancouver Rape Relief.

La pornographie fait également l’objet d’un débat sans précédent pendant cette époque; certaines féministes s’attaquent au problème de la violence faite aux femmes et aux enfants dans les productions pornographiques tandis que d’autres célèbrent la liberté d’expression et dénoncent la censure, critiquée comme étant souvent mue par l’homophobie.

Le dévoilement par les féministes de l’ampleur de la violence faite aux femmes, et plus particulièrement celle subie par les groupes vulnérables comme les femmes autochtones et les enfants, défie l’indifférence des autorités. En 1979, le premier plan d’action fédéral, Towards Equality, désigne cette violence comme un domaine politique crucial. En 1982, lorsque la députéenéo-démocrate Margaret Mitchell annonce à la Chambre des communes que, chaque année, « un homme sur dix bat régulièrement son épouse », sa déclaration est accueillie par des rires, preuve de tout le travail qui reste à accomplir. C’est en 1983 qu’il devient illégal pour un homme de violer son épouse (voir Agression sexuelle).

Au-delà de la classe moyenne blanche

La reconnaissance de la diversité des femmes est soulevée peu à peu pour éveiller les féministes. Les femmes « privilégiées » (c’est à dire blanches et issues de la classe moyenne) constatent qu’il est de plus en plus difficile pour elles de prendre la parole au nom de toutes les femmes. Des femmes socialistes ou de la classe ouvrière telles que Madeleine Parent demandent depuis longtemps que d’autres féministes reconnaissent les désavantages qui sont le lot des classes moins nanties de la société, un point de vue qui gagne en influence au fil du temps. Des féministes syndicalistes influentes rappellent de façon au moins intermittente au mouvement canadien que les questions de classe (et de pauvreté) altèrent de nombreuses vies. Cette influence est plus marquée au Canada qu’aux États-Unis, où la tradition socialiste est moins forte et les politiques raciales très différentes.

Bien que les lesbiennes ne soient pas étrangères aux mouvements de femmes, leurs demandes de reconnaissance et de résistance active à l’homophobie infectieuse qui règne au Canada forcent les autres féministes à se pencher sur leurs propres préjugés hétérosexuels. L’ « hétérosexualité obligatoire », terme inventé par la poétesse et théoricienne américaine Adrienne Rich, ne peut désormais plus être tenue pour acquise. En 1964, le roman Déserts du cœur de Jane Rule pave la voie pour une plus grande tolérance. Le Canada décriminalise l’homosexualité en 1969 (voir aussi Affaire Everett Klippert).

Semaine de la Fierté à Toronto en 1973.\r\n Image: \u00a9 Jearld Moldenhauer. jearldmoldenhauer.com
Marche de la Fierté sur l'avenue University, à Toronto en 1972. Image: \u00a9 Jearld Moldenhauer. jearldmoldenhauer.com

Si bien des femmes font partie du mouvement naissant des droits des homosexuels, de nombreuses féministes préfèrent des espaces plus accueillants pour les femmes, comme lorsque le groupe Montréal Gay Women (1973) est rebaptisé Labyris en 1975. D’autres divisions existent au sein du mouvement lesbien, comme lorsque les francophones de Labyris se séparent pour former Coop Femme. En 1973, des activistes créent les Canadian Lesbian and Gay Archives à Toronto, et la National Gay Rights Coalition est fondée en 1975. En 1976, la première conférence lesbienne nationale a lieu à Toronto. Un an plus tard, le Parti québécois fait du Québec la première région au Canada où il est illégal de discriminer quelqu’un en raison de son orientation sexuelle, une clause qui était absente de la Charte des droits et libertés de 1982. Malgré l’homophobie qui règne, les femmes lesbiennes et hétérosexuelles s’unissent pour mettre sur pied de nombreuses initiatives telles que le journal féministe The Other Woman (1972). Dans les années 1980, les lesbiennes fondent des groupes pour les droits parentaux, comme le Calgary’s Lesbian Mothers Defence Fund; des femmes issues de minorités visibles, pour leur part, s’engagent dans des groupes comme Zami, le premier groupe au service des gais et lesbiennes noirs et antillais au Canada (voir aussi Droits des lesbiennes, des gais, des bisexuels et des transgenres au Canada).

Des groupes de femmes que l’on désigne comme des minorités visibles, des femmes de couleur ou du tiers-monde acquièrent de plus en plus d’importance, ont un nombre grandissant de membres et peuvent se servir des droits déjà acquis pour exiger d’avoir voix au chapitre en ce qui concerne le féminisme et l’avenir du Canada. En 1973, Raminder Dosanjh fonde la India Mahila (Women’s) Association, un organisme communautaire avec pour mission de représenter les femmes d’origine sud-asiatique. S’attaquant au racisme, à la violence envers les femmes et à la sélection sexuelle et prenant le parti de la santé des femmes, India Mahila devient une voix féministe influente et soutient ensuite la création de l’Organisation nationale des femmes immigrantes et des femmes appartenant à une minorité visible du Canada. Les femmes noires qui, comme Aileen Williams, s’impliquent dans les campagnes pour les droits civils, mettent sur pied le Congrès national des femmes noires en 1973. Parmi les principaux problèmes auxquels elles s’attaquent, on compte la discrimination dans l’immigration, l’emploi et l’accès à l’éducation; le Congrès s’allie à de plus grosses organisations comme le Comité canadien d’action et le Congrès international de la femme noire.

En 1973, l’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC) rassemble 13 groupes de femmes autochtones afin de préserver leur culture, d’obtenir l’égalité des chances et d’influencer les politiques en vigueur. La Loi sur les Indiens stipule qu’une femme perd son statut d’Indienne si elle marie quelqu’un qui ne provient pas de sa communauté; en s’attaquant à cette loi, l’AFAC défie à la fois le sexisme institutionnel et le sexisme autochtone. En modifiant la Loi sur les Indiens afin de la rendre moins injuste envers les femmes, le projet de loi C-31 (1985) doit en grande partie son existence à l’AFAC et à son travail aux côtés d’autres féministes. En 1983, des femmes inuites fondent Pauktuutit pour soutenir les femmes, promouvoir les droits des enfants, sensibiliser la population aux questions de santé sexuelle et préserver la culture inuite.

En 1985, après des années d’action individuelle, le Réseau des femmes handicapées émerge de l’ombre pour contrer leur invisibilité et exiger l’égalité. Les mouvements de femmes canadiens se penchent sur les préjugés basés sur la capacité physique et demandent que l’on fasse tomber les obstacles qui empêchent les femmes handicapées de prendre une part active à la vie en société (voir Mouvement des droits des personnes handicapées).

Réforme du gouvernement et de la loi

Les féministes libérales exigent l’égalité auprès du gouvernement depuis les campagnes pour le droit de vote. On renouvelle cette demande pendant la période de 1960 à 1985, comme en témoigne le fait que l’Association des femmes autochtones du Canada parvient à réfuter la décision prise dans le cadre de l’affaire Lavell en 1973 voulant qu’une Indienne perde son statut en épousant un non-Indien (voir Affaire Lavell). En 1967, une coalition de plus de 30 groupes de femmes menée par Laura Sabia, présidente de la Fédération canadienne des femmes diplômées des universités, réussit à obtenir une Commission royale d’enquête sur la situation de la femme fédérale. On trouve parmi les recommandations de cette commission l’équité salariale entre hommes et femmes pour un travail équivalent, les congés de maternité, les services de garderie, l’accès à la régulation des naissances et à l’avortement, la réforme de la loi familiale et la révision de la Loi sur les Indiens. L’affaire Murdoch en 1973, où une Albertaine épouse d’un fermier se voit refuser la moitié de la ferme qui aurait dû lui revenir, est l’un des nombreux exemples sur lesquels on s’appuie pour justifier une réforme légale. En faisant de l’année 1975 l’année internationale de la Femme, de 1976 à 1985 la décennie de la Femme et en mettant sur pied en 1979 la Convention pour l’élimination de toute forme de discrimination envers les femmes des Nations Unies, ellessoulignent elles aussi l’importance de l’action gouvernementale. Les féministes québécoises, en particulier, mènent un combat acharné qui vise les nombreuses failles du Code civil, parvenant à obtenir un droit égal à la garde partagée des enfants pour les femmes mariées et les mères.

Doris Anderson, 1921-2007.

Les politiciens canadiens répondent peu à peu à ces demandes. C’est toutefois au prix d’une campagne nationale, marquée par la démission de Doris Anderson à la présidence du Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme, ainsi que la mise sur pied de la conférence ad hoc sur le statut de la femme, que l’on peut enfin assurer que les sections 15 et 28 garantissent effectivement les droits égaux promis par la Charte canadienne des droits et libertés de 1982. En 1983 et 1984, la Commission royale d’enquête sur l’égalité en matière d’emploi, avec à sa tête la juge féministe Rosalie Abella, révèle qu’il existe encore de nombreux obstacles pour les femmes, les personnes handicapées, les personnes issues de minorités visibles et les Autochtones. La Commission fait de l’égalité en matière d’emploi une politique spécifiquement canadienne. Pour rendre hommage à ces groupes de femmes, l’élection fédérale de 1984 est précédée d’un débat des chefs portant sur les problèmes vécus par les femmes, commandité par Comité canadien d’action.

Trois organismes incarnent la branche de l’activisme qui se concentre sur le gouvernement. Au Québec, la Fédération des femmes du Québec devient une appellation rassembleuse en 1966. Le leadership dont fait preuve la suffragette Thérèse Casgrain confirme les liens historiques entretenus avec les élites nationalistes et libérales de la province. En 1971, le Comité canadien d’action est créé pour superviser la mise en application des 167 recommandations de la Commission d’enquête royale sur la situation de la femme. Elle devient ensuite une des organisations féministes canadiennes les plus importantes, réunissant environ 700 groupes. Avant 1993, la liste de ses présidentes représente un échantillon probant des meneuses féministes libérales et socialistes. Le troisième groupe est le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, fondé en 1985 par des femmes issues de la classe dominante pour s’assurer de l’application des droits de la charte.

Jeanne Sauvé, gouverneur général du Canada
Jeanne Sauvé, premi\u00e8re femme \u00e0 devenir gouverneur général du Canada, photographie de Yousuf Karsh (tous droits réservés Karsh/Miller Comstock).

La présence de fonctionnaires féministes à des conseils consultatifs provinciaux et fédéraux sur la situation de la femme, ainsi que l’apparition de partisans du féminisme sur la scène politique comme Monique Bégin, ministre libérale de la Santé et du Bien-être social (1977-1979; 1980-1984) et Jeanne Sauvé, première femme gouverneure générale du Canada (1984-1990), apparaissent prometteuses. Les combats remportés par le féminisme, ainsi que ses différentes interprétations, sont particulièrement visibles avec la forte présence des femmes à l’avant-plan du référendum sur la souveraineté du Québec de 1980. Lise Payette, ministre d’État de la Condition féminine du Parti québécois, qualifie ses opposantes fédéralistes d’« Yvettes » soumises, tandis que les femmes fédéralistes voient leurs propres visées politiques comme supérieures du point de vue du féminisme.

Importance et legs du mouvement

Dans la période comprise entre 1960 et 1985, le féminisme canadien gagne une visibilité qui dépasse même celle obtenue par la génération des militantes pour le droit de vote. De nombreux aspects de la vie des femmes, des emplois qui leur sont offerts jusqu’à leur présentation physique et leur vulnérabilité face à la violence, font l’objet de débats publics. Des initiatives d’État qui naissent de l’activisme, telles que des conseils consultatifs et des commissions royales d’enquête, laissent entrevoir un engagement officiel sans précédent à la cause de l’égalité entre les sexes. De nouvelles lois d’importance permettent d’améliorer le sort d’un certain nombre de femmes autochtones et accordent aux mères québécoises davantage de droits en ce qui concerne la garde des enfants. On doit ces avancées à une vaste mobilisation de femmes qui n’a cessé de se diversifier, et notamment à des fonctionnaires féministes occupant des postes importants. Un éventail grandissant de voix féminines, des lesbiennes aux femmes autochtones et aux activistes de la minorité, obligent les femmes issues de classes plus privilégiées à se battre contre l’homophobie et le racisme. Le classisme, un préjugé souvent remarqué par les premières générations de féministes socialistes, continue malheureusement de diviser de nombreuses communautés de femmes, et la pauvreté est une menace persistante pour les femmes de la classe ouvrière de toutes les origines.