Étude de l’histoire de la classe ouvrière | l'Encyclopédie Canadienne

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Étude de l’histoire de la classe ouvrière

L’apport des travailleurs canadiens est un aspect négligé dans l’histoire du pays. Les travailleurs ont contribué de plusieurs façons au développement de la société canadienne, mais l’histoire des travailleurs, de leurs familles, de leurs communautés et de leurs milieux de travail s’est peu à peu intégrée à la vision d’ensemble que l’on a du passé, devenant une composante indispensable à la compréhension du présent.


Début de l’historiographie

Les écrits de chaque période au sujet de l’histoire du mouvement ouvrier au Canada reflètent les préoccupations spécifiques suscitées par les luttes concrètes de leur temps (voir Histoire des travailleurs du Canada anglaiset Histoire des travailleurs du Québec). Dans le Canada du XIXe et du début du XXe siècle, les travailleurs ne sont pas un sujet de choix des études savantes. Certes, des commissions royales fournissent une documentation abondante sur la condition des travailleurs et leurs efforts en vue de s’organiser, et quelques rares défenseurs de la classe ouvrière publient leur évaluation des progrès des travailleurs canadiens en tant que force sociale et politique. Cependant, si l’on se préoccupe de ces travailleurs, c’est de façon pragmatique et avec des objectifs explicitement politiques, et lorsque l’État commande des études à leur sujet, comme celle que réalise R.H. Coats en 1915 sur le coût de la vie, elles portent directement sur leurs besoins immédiats tels qu’ils sont perçus.

Entre 1929 et 1945 en Grande-Bretagne et aux États-Unis, l’histoire du travail s’oriente vers l’étude de l’activité politique, de la croissance et de la consolidation des syndicats, de la conquête progressive des droits à la négociation collective et de l’amélioration des salaires et des conditions de travail. Au Canada, les personnes associées à l’émergence d’un nouveau milieu social-démocrate ont des préoccupations similaires et préconisent la propriété publique, l’intervention de l’État et la préservation des libertés civiles.

À la tête de ce groupe de socialistes modérés se trouve l’historien Frank Underhill, auquel se joignent des sociologues, des économistes et des chercheurs des universités McGill et de Toronto, notamment Frank Scott, Eugene Forsey et Stuart Jamieson. Forsey publiera en 1982 Trade Unions in Canada 1812-1902, qui offre une importante vue d’ensemble du développement du syndicalisme canadien au XIXe siècle, tandis que Jamieson publiera en 1968 Times of Trouble, une monographie commandée par le gouvernement sur les grèves de la période de 1900 à 1966. Dans les années 1930 et 1940 cependant, ces personnages jouent un rôle plus politique en appuyant la League for Social Reconstruction et en prêtant leur concours à la Co-operative Commonwealth Federation (CCF).

On a souvent l’impression que les intellectuels partisans du socialisme considèrent les travailleurs comme les bénéficiaires passifs des réformes sociales qu’ils cherchent à instaurer. Les tenants de la pensée sociale-démocrate accordent au travail sa place dans le discours théorique et définissent le caractère des études consacrées à la classe ouvrière. Ils voient dans le mouvement ouvrier une des forces dont ils peuvent attendre un appui, mais ils ne sont pas foncièrement intéressés aux travailleurs en tant que classe sociale. Leur étude du monde du travail s’intéresse donc aux syndicats et aux activités politiques des travailleurs tout en vantant le leadership pertinent et humain du CCF et les réformes qu’il est le seul à pouvoir offrir.

Recherches de l’après-guerre

Après la Deuxième Guerre mondiale, l’histoire du travail commence d’abord à s’écrire dans les universités canadiennes. Elle apparaît souvent, surtout chez les historiens professionnels, de façon incidente à l’étude d’autres sujets. Dans un article paru en 1943 dans la Canadian Historical Review sous le titre « George Brown, Sir John A. Macdonald, and the "Workingman" », Donald Grant Creighton montre comment l’intérêt porté à de grands personnages politiques peut déboucher sur l’histoire jamais écrite du monde du travail. L’ouvrage de D.C. Master, The Winnipeg General Strike (1950), se présente comme une partie d’une grande étude à faire sur le crédit social en Alberta. John Irwin Cooper publie « The Social Structure of Montreal in the 1850s » dans le rapport annuel (1956) de la Société historique du Canada; il s’agit d’un premier pas dans la recherche sur la vie quotidienne des travailleurs.

La plupart des études consacrées aux travailleurs canadiens ne sont pas l’œuvre d’historiens. Le politicologue Bernard Ostry écrit sur les rapports entre travail et politique dans les années 1870 et 1880. Les travaux les plus novateurs viennent de l’économiste et historien de l’économie Harry Clare Pentland (Labour and Capital in Canada [1650-1860], 1981), dont les études contestent les idées reçues, et du critique littéraire Frank Watt. Ils affirment que par leurs luttes concrètes et leurs attaques dans la presse contre les monopoles et la corruption politique, les travailleurs ont formulé une critique fondamentale de la société canadienne du XIXe et du début du XXe siècle, et cela bien avant le soulèvement de Winnipeg et l’apparition du mouvement Social Gospel et du CCF.

De telles études ont probablement moins de poids dans les milieux universitaires que parmi les sympathisants du Parti communiste qui s’intéressent à l’histoire, comme Bill Bennett et Stanley Ryerson, auteurs d’histoires sur les débuts du Canada et les travailleurs canadiens. Dans les cercles établis des historiens professionnels, Kenneth McNaught exerce une influence beaucoup plus forte : issu du mouvement social-démocrate des années 1940, il acquiert de l’influence moins par ses écrits, assez peu nombreux en matière d’histoire du travail, que par le nombre de ses étudiants diplômés qui feront du sujet des travailleurs et de leurs organisations un thème prépondérant dans les années 1970.

Dans ses travaux, Kenneth McNaught souligne l’importance du leadership dans la vie des travailleurs canadiens et adopte l’approche institutionnelle de l’économiste du travail Harold Logan. Ce dernier s’était consacré à partir des années 1920 à l’enseignement de l’économie du travail et à l’écriture sur ce sujet, et avait publié la première vue d’ensemble convenable sur la montée du syndicalisme au Canada, intitulée Trade Unions in Canada (1948). Ses écrits des années 1930 et 1940 mettaient en lumière les luttes intestines au sein du mouvement ouvrier canadien entre les partisans du CCF et les tenants du Parti communiste.

Les arguments de Logan contre le communisme et les affrontements sur le terrain pendant cette période donnent des orientations précises à la pensée des intellectuels sociaux-démocrates : par exemple, l’antimarxisme (identifié à l’opposition au Parti communiste stalinien) fera dorénavant à tout jamais partie de leur optique du monde du travail au Canada. Leur horizon semble se borner à l’étude des institutions, des réformes sociales et de la bonne façon de diriger le mouvement progressiste et les travailleurs eux-mêmes. Un modèle du genre est l’ouvrage de McNaught, A Prophet in Politics (1959), qui est une biographie de J.S. Woodsworth, le père de la social-démocratie au Canada et une figure centrale de l’histoire du radicalisme.

En 1965, Stanley Mealing publie dans la Canadian Historical Review un article sur le concept de classe sociale dans l’interprétation de l’histoire du Canada (« The Concept of Social Class in the Interpretation of Canadian History »). Il conclut que peu de travaux d’historiens ont porté sur la vie des travailleurs et qu’en s’intéressant à la notion de classe, on ne modifierait pas de façon très marquée le modèle d’interprétation de l’histoire. Bientôt apparaissent d’importantes études sur le Parti communiste, le CCF-NPD, le radicalisme des débuts et l’orientation politique générale du mouvement ouvrier.

Années 1970 et 1980

Au début des années 1970 sont et seront publiées des études portant sur des faits importants pour la classe ouvrière, tels que l’essor du Congrès des organisations industrielles (CIO), l’affermissement de la Fédération américaine du travail (AFL) avant la Première Guerre mondiale, le mouvement ouvrier radical de l’Ouest et la grève générale de Winnipeg. Viennent ensuite des recherches sur la One Big Union, la réponse des gouvernements au radicalisme des immigrants et les conditions de vie et de travail à Montréal au début du XXe siècle.

Parmi les principaux auteurs de ces nombreuses d’études sur les travailleurs, il convient de mentionner Irving Abella, David Bercuson, Robert Babcock, Ross McCormack et Donald Avery. Leurs travaux, ajoutés aux études menées sur le mouvement ouvrier par des spécialistes en sciences sociales comme Paul Phillips, Martin Robin, Leo Zakuta, Gad Horowitz et Walter Young ainsi que par les historiens Desmond Morton et Gerald Caplan, font de l’histoire du travail un domaine reconnu de la recherche historique professionnelle. Leurs études sur l’histoire du travail subissent, probablement inconsciemment, l’influence des préoccupations sociales-démocrates des années 1940 : question du leadership, événements marquants, situations exigeant des réformes, idéologie et évolution de certaines catégories de syndicats. Des cours sur l’histoire du travail se donnent pour la première fois, la Société historique du Canada crée un comité spécialisé et une revue, Le Travailleur/Labour, est lancée en 1976. En 1980, Desmond Morton et Terry Copp publient Working People, une histoire illustrée des travailleurs canadiens. Un nombre croissant d’histoires des syndicats destinées au grand public paraissent dans les années 1970 et 1980. Dès les années 1990, trois vues d’ensemble de l’histoire du travail au Canada sont publiées : l’histoire illustrée de Desmond Morton et Terry Copp fait l’objet de plusieurs éditions, laquelle est complétée par Working‑Class Experience (1983 et 1992) de Bryan D. Palmers et Canadian Labour Movement : A Short History (1996) de Craig Heron.

Après 1975 apparaît un nouveau groupe d’historiens de la classe ouvrière qui s’inspirent moins de la social-démocratie des années 1940 et davantage du marxisme de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Ils sont tout d’abord frappés par l’importance générale de la théorie et étudient une série de débats internes du marxisme occidental après 1917, afin de comprendre la nature de la structure des classes et la situation de dépendance de la classe ouvrière dans les sociétés capitalistes.

Ensuite, plusieurs d’entre eux trouvent leur inspiration dans les travaux d’auteurs britanniques et américains (E.P. Thompson, Eric Hobsbawm, David Montgomery et Herbert Gutman) publiés dans les années 1960, qui marquent une rupture par rapport aux histoires antérieures du travail. Enfin, l’émergence de l’histoire des femmes leur fournit une troisième influence, complémentaire, qui les oblige à tenir compte du processus par lequel la main-d’œuvre se reproduit dans la famille et se socialise dans une relation particulière avec les structures d’autorité et de travail.

En général, les auteurs qui élaborent l’histoire du travail au début des années 1980 sont unis par le projet commun d’écrire l’histoire sociale des travailleurs. Cette histoire garde certes un intérêt primordial pour les institutions, les activités politiques et les conditions matérielles de vie des travailleurs, mais déborde sur des aspects inexplorés de leur vécu, à savoir la vie familiale, les loisirs, les associations communautaires, ainsi que les méthodes de travail et les formes de domination exercées par les patrons, qui influencent autant l’évolution des syndicats que la vie des travailleurs non syndiqués.

Classe et travail

L’ensemble de ces travaux s’intéresse à l’histoire des travailleurs abordée en fonction de la place qu’occupent les classes sociales dans la société canadienne. La classe y est perçue comme une relation réciproque bien qu’inégale entre ceux qui vendent leur travail et ceux qui l’achètent. Certaines études privilégient les aspects structurels et en grande partie impersonnels de cette expérience des rapports de classe (la taille des familles de travailleurs, le nombre de travailleurs qu’on trouve dans certains secteurs du marché du travail, les niveaux de salaire et les taux de chômage), alors que d’autres mettent en lumière les activités culturelles des travailleurs et les batailles qu’ils mènent dans leur lieu de travail ou leur collectivité. Enfin, ce groupe d’historiens est dans l’ensemble moins disposé à rejeter de prime abord le radicalisme qui caractérise les activistes du syndicalisme communiste et socialiste.

Certains ouvrages publiés par cette génération d’historiens tentent d`explorer en détail le vécu de la classe ouvrière. Par exemple, il y a Labouring Children (1980) de Joy Parr, qui examine les expériences de travail des enfants immigrants pauvres, A Culture of Conflict (1979) de Bryan Palmer, qui porte sur les travailleurs qualifiés de Hamilton à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, Toronto Workers Respond to Industrial Capitalism 1867-1892 (1980) de Gregory Kealey, qui est une étude semblable sur les travailleurs de Toronto, et Dreaming of What Might Be (1982) dans lequel Gregory Kealey et Bryan Palmer retracent l’histoire des Chevaliers du travail en Ontario de 1880 à 1900.

Quantité d’articles et de thèses de maîtrise et de doctorat traitent de sujets jamais encore abordés par l’histoire du travail : les formes rituelles de résistance, les modes de transmission héréditaire du métier de cordonnier, le rôle de l’économie familiale à Montréal dans les années 1870 et 1880, les émeutes des premiers ouvriers de construction des canaux, l’importance du cycle de vie chez les employés des filatures de Québec de 1910 à 1950, les effets de la mécanisation et de la baisse de la spécialisation chez les métallurgistes au cours de la Première Guerre mondiale, les conditions de vie dans les villes de mineurs du charbon ou l’influence de l’alphabétisation, du logement, des tavernes et de la tradition orale chez certains groupes de travailleurs. Alors que les historiens favorables aux approches institutionnelles traditionnelles considèrent que cette nouvelle insistance sur la culture se fait au détriment de l’aspect politique, telle n’est pas l’intention des auteurs qui s’inspirent de l’histoire sociale. Ils pensent au contraire que la culture ouvrière, si imprécise qu’en soit la perception au départ, est en symbiose étroite avec d’autres domaines vitaux de la vie ouvrière tels que les syndicats et la politique parlementaire.

Multiplication des recherches

Grâce à l’approfondissement de ces nouveaux sujets par un nombre croissant d’étudiants des cycles avancés et d’historiens professionnels, l’histoire du travail de la fin des années 1980 et du début des années 1990 renouvelle l’étude des thèmes classiques et trace de nouveaux chemins. Les recherches statistiques détaillées qui retracent les principales vagues de conflits de travail vont de pair avec l’étude de l’histoire des mouvements ouvriers dans de nombreuses zones urbaines. Par exemple, il y a Bush Workers and Bosses (1987) d’Ian Radforth, qui s’intéresse aux bûcherons et aux changements technologiques dans le nord de l’Ontario, The New Day Recalled (1988), dans laquelle Veronica Strong‑Boag retrace la vie des femmes entre les deux guerres, et l’étude que fait Craig Heron des sidérurgistes dans Working in Steel (1988). Ces ouvrages comblent d’importants vides dans l`historiographie, tout comme le font les recherches sur les mineurs partout au Canada, les études sur les travailleurs des camps de secours de la Crise des années 1930 et de nombreux articles et monographies consacrés aux gens de métier. Tous ces travaux contribuent à l’histoire de la croissance du syndicalisme et des changements économiques, en particulier sous l’aspect de l’évolution de l’organisation du travail en milieu de travail, une question abordée dans l’ouvrage On the Job : Confronting the Labour Process in Canada (1986) publié par Craig Heron et Robert Storey.

Les recherches sur certains dilemmes auxquels font face les travailleurs immigrants (Européens de l’Est, Italiens et Juifs notamment) expliquent bien les univers socioculturels de ces travailleurs. Parmi celles‑ci, on compte les importantes études pionnières de Franca Iacovetta, Such Hardworking People (1992), de Ruth Frager, Sweatshop Strife (1992), de Carmela K. Patrias, Patriots and Proletarians: Politicizing Hungarian Immigrants in Interwar Canada (1994) et de Mercedes Steedman, Angels of the Workplace: Women and the Construction of Gender Relations in the Canadian Clothing Industry, 1900-1940 (1998).

Une partie importante de la « nouvelle » histoire des travailleurs de cette époque s’en prend aux stéréotypes régionaux qui sont si constants dans les études antérieures. C’est ainsi que les recherches consacrées aux activités des socialistes, syndicalistes et communistes du Centre du Canada et de la région de l’Atlantique remettent en question le « caractère exceptionnel de l’Ouest » voulant que les travailleurs de l’ouest du pays soient plus radicaux que leurs collègues de l’Est. Les ouvrages récents de Marc Leier, Red Flags and Red Tape (1995), et de Robert McDonald, Making Vancouver (1996), contestent de leur côté l’étendue et la nature du radicalisme dans l’Ouest et soulignent plutôt la diversité des convictions politiques chez les gens de métier qualifiés des centres urbains et chez les ouvriers non spécialisés des villes fermées axées sur l’exploitation des ressources. L’œuvre de David Frank, J.B. McLachlan : A Biography (1999), contribue grandement à expliquer le radicalisme des mineurs du Cap-Breton pendant les décennies du début du XXe siècle. Bref, on en sait maintenant beaucoup plus sur la variété des tendances politiques des travailleurs et sur le rôle central des désaccords entre conservateurs et radicaux dans la dynamique des mouvements ouvriers. Cet aspect occupera une place prépondérante plus tard dans le réexamen de la gauche canadienne de Ian McKay, en particulier dans Rebels, Reds, Radicals : Rethinking Canada’s Left History (2005) et Reasoning Otherwise: Leftists and the People’s Enlightenment in Canada, 1890-1920 (2008).

Nouvelles interprétations et débats

De nouvelles interprétations donnent naissance à des discussions et des débats. Une grande partie de la controverse que cela soulève a d’abord pour thème les interprétations divergentes de la vague de grèves générales de 1919 et de la One Big Union. C’est ainsi que de nombreux ouvrages, articles et thèses reviennent sur d’anciens travaux d’auteurs comme McNaught et Bercuson. Des essais comme ceux de James Naylor, The New Democracy (1991), et de Larry Peterson dans la revue Le Travail/Labour (1984), « Revolutionary Socialism and the Industrial Unrest in the Era of the Winnipeg General Strike », cherchent à tenir compte à la fois des particularités locales, des tendances nationales et de la politique internationale.

On assiste à une explosion d’études régionales sur la formation des classes sociales notamment très bien représentée par la recherche à Terre-Neuve, où les travaux de l’inlassable Sean Cadigan, avec sa révision critique d’anciennes croyances populaires, ont été tout à fait éclairants. Par exemple, il y a Hope and Deception in Conception Bay: Merchant-Settler Relations in Newfoundland, 1785–1855 (1995) et Death on Two Fronts: Newfoundland Tragedies and the Fate of Democracy in Newfoundland, 1914–1934 (2013). Tout comme les travaux de Miriam Wright, de Marilyn Porter et de Barbara Neis sur les pêcheries de Terre-Neuve, l’œuvre de Sean Cadigan aborde de manière incontournable les questions de classe, de sexe, d’État et d’impact environnemental de l’industrialisation des ressources du territoire. Les éternelles questions de politique syndicale et de signification culturelle ne sont pas ignorées, mais on leur donne plutôt une nouvelle orientation prometteuse comme Paul Craven le fait dans le recueil qu’il publie sur les aspects de l’histoire de la classe ouvrière ontarienne Labouring Lives : Work and Workers in Nineteenth Century Ontario (1995) ou Craig Heron et Steve Penfold dans The Workers’ Festival: A History of Labour Day in Canada (2006). Souvent, ces nouvelles publications font ressortir de nouvelles façons d’utiliser l’histoire des travailleurs pour générer de nouveaux débats et de la controverse.

Les relations du mouvement ouvrier avec l’État sont, entre autres, au cœur de différentes histoires. En général, les historiens de tendance sociale-démocrate considèrent comme des faits positifs l’avènement de l’État providence réformiste et la législation garantissant les droits de négociation collective, alors que les marxistes et d’autres tels que Bob Russell dans l’ouvrage Back to Work? (1990) et Jeremy Webber dans « The Malaise of Compulsory Conciliation » (Character of Class Struggle, 1985) ont des critiques à formuler, soulignant comment la légalité industrielle limite les résultats que les syndicats pourraient obtenir en amenant leurs luttes sur un terrain où les forces conjointes des gouvernements et des employeurs l’emporteront toujours sur les travailleurs. Ce point de vue est remis en question par Laurel Sefton MacDowell dans Renegade Lawyer : The Life of J.L. Cohen (2001), lequel présente l’œuvre d’un avocat spécialisé en droit du travail d’importance critique qui représente souvent des syndicats et des organisations de gauche.

Néanmoins, les mécanismes de coercition présents dans la structure de l’État canadien sont mis en évidence lorsque les chercheurs reconstituent la création de l’État policier durant la Première Guerre mondiale et le recours à GRC et aux mesures de déportation pour briser les grèves et expulser les socialistes, les anarchistes et les autres radicaux. L’emploi de ces méthodes s’intensifie pendant la guerre froide lors des purges anticommunistes qui frappent nombre de syndicats industriels. Les divers paliers de gouvernement au Canada sont rarement des arbitres impartiaux des relations industrielles; tout au long de l’histoire, ils ont tendance à intervenir dans les conflits de travail de manière à renforcer les droits des capitalistes, comme l’ont fait les lois sur le salaire minimum, sur les accidents de travail et sur d’autres aspects du droit du travail, qui ont eu un impact complexe et souvent paradoxal. L’importance de l’État, de la loi sur le travail et du maintien de l’ordre ressort dans plusieurs écrits récents dont ceux de Judy Fudge et Eric Tucker, Labour Before the Law : The Regulation of Workers’ Collective Action in Canada, 1900-1948 (2004) et Work on Trial: Canadian Labour Law Struggles (2010), recueil publié, puis de Reg Whitaker, Gregory S. Kealey et Andrew Parnaby, Secret Service: Political Policing in Canada from the Fenians to Fortress America (2012) comptent parmi les plus importants.

Les conflits au sein de l’État ont également leur importance; c’est le cas, comme l’observe Gillian Creese dans son article « Exclusion or Solidarity? » paru en 1988 dans BC Studies, du pouvoir exercé par le gouvernement fédéral sur la politique d’immigration, que contestent à maintes reprises les politiciens provinciaux et municipaux. Ces complications au cœur de la politique en matière d’immigration et l’expérience sont décrites en détail dans l’étude Gatekeepers (2006) de Franca Iacovetta qui témoigne de l’influence de l’État et d’autres forces à l’époque de l’après‑guerre froide au Canada sur la vie des immigrants. Avant, les syndicalistes conservateurs de race blanche cherchaient à empêcher l’immigration de travailleurs, notamment asiatiques, perçus comme étant de race inférieure. Cette évolution et ces conflits ont contribué au maintien d’une classe ouvrière segmentée en fonction de la race, comme le montre en détail Alicia Muszynski dans Cheap Wage Labour : Race and Gender in the Fisheries of British Columbia (1996), David Goutor dans Guarding the Gates: The Canadian labour Movement and Immigration, 1872-1934 (2007), et Gillian Creese dans Contracting Masculinity: Gender, Class, and Race in a White Collar Union, 1944-1994 (1999). Les défis que soulèvent tous ces chercheurs au sujet du mouvement syndical sont confirmés dans des études récentes qui observent les corrélations entre l’évolution des droits du travail et celle des droits de l’homme, dont Repression and Resistance : Canadian Human Rights Activists, 1930‑1960 (2005) de Ross Lambertson et Jobs and Justice: Fighting Discrimination in Wartime Canada, 1939‑1945 (2011) de Carmela K. Patrias.

Femmes au travail, et classes féminine et masculine

Le domaine le plus productif de la nouvelle recherche est celui de la tradition sexiste du monde du travail, qui se penche sur le rôle du « genre » ou des rapports sociaux de sexe dans l’histoire. En effet, beaucoup de grandes questions de l’histoire ancienne ou récente de la classe ouvrière sont maintenant passées au crible d’une relecture féministe qui conteste l’optique masculine des écrits sur le passé du Canada. Les expériences vécues par les ouvrières de la confection et par les employées des compagnies de téléphone et des fabricants d’automobiles mettent en lumière l’évolution historique de la division sexuelle du travail ainsi que les luttes contre le sexisme des patrons et des syndicalistes masculins. Plutôt que d’y voir un phénomène naturel, les féministes analysent la place occupée par les femmes dans la structure d’emploi comme le produit de conflits engendrés par des idées sexistes sur les comportements qui conviennent aux hommes et aux femmes. En particulier, le principe du salaire familial, qui repose sur l’idée que les maris sont les soutiens de famille naturels qui doivent pourvoir aux besoins de leurs épouses occupées aux tâches ménagères, a pendant longtemps réduit fortement la capacité des femmes à obtenir des emplois bien rémunérés. Les femmes ne travaillaient pas non plus pour se faire de l’argent de poche, mais par nécessité économique la plupart du temps, cherchant ainsi à subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles, contrairement à l’idéal du salaire familial.

Les études exemplaires de Joan Sangster, dont Earning Respect : The Lives of Working Women in Small Town Ontario, 1920-1960 (1999) et, la plus récente, Transforming Labour: Women and Work in Post‑War Canada (2010) abordent ces questions avec brio. Le recueil d’essais Through Feminist Eyes : Essays on Canadian Women’s History (2011) de Joan Sangster contient un certain nombre d’articles importants sur l’histoire de la classe ouvrière féminine de même que des introductions utiles qui mettent en contexte les formes changeantes dans le domaine de l’histoire du mouvement ouvrier et son rapport avec les femmes et les sexes. Tout aussi important, il souligne de façon nuancée les points de vue divergents qui sont nés d’une importante division au niveau de l’interprétation, qui sépare les historiens, dont l’analyse porte sur le soi-disant virage linguistique dans lequel le discours et la représentation structurent la compréhension, des chercheurs qui se tournent vers des explications fondées sur des considérations plus matérielles.

En effet, le premier livre de Joan Sangster Dreams of Equality : Women on the Canadian Left, 1920‑1950 (1989), une étude des femmes dans le Parti communiste et la Fédération du commonwealth coopératif, présente une analyse socialiste féministe des classes et des sexes, tant par son approche que par son sujet. Dans la même veine, les activités des femmes radicales dans la période conduisant à la révolte ouvrière de 1919 sont retracées par Linda Kealey dans Enlisting Women for the Cause : Women, Labour, and the Left in Canada, 1890-1920 (1998) et Janice Newton, dans The Feminist Challenge to the Canadian Left (1995). Pour le Québec, Andrée Lévesque a fait de nombreuses observations portant sur des sujets semblables, en particulier dans deux livres : Virage à gauche interdit : les communistes, les socialistes et leurs ennemis au Québec (1984) et Scènes de la vie en rouge : L’époque de Jeanne Corbin, 1906-1944 (1999).

Hors du monde du travail et de la politique de gauche, l’étude de Bettina Bradbury Working Families : Age, Gender, and Daily Survival in Industrializing Montréal (1993; trad. Familles ouvrières à Montréal, 1995) révèle l’importance de la famille à la fois comme ressource de résilience et comme lieu d’affrontements sur des questions de droits et de responsabilités économiques. De même, le rôle de la famille dans le soutien apporté aux travailleurs dans la précarité est évident dans Unwilling Idlers : The Urban Unemployed and Their Families in Late Victorian Canada (1998) de Peter A. Baskerville et Eric W. Sager et dans Household Politics: Montréal Families and Post-War Reconstruction (2005) de Magdalena Fahrni.

Des historiens comme Steven Maynard et Mark Rosenfeld, Craig Heron et Steven Penfold s’intéressent à l’identité sexuelle des hommes au travail en montrant comment les divisions de classe et les notions de solidarité et de compétence s’expriment souvent dans des termes qui reflètent la perception populaire de la masculinité. Dans son livre « The Gender of Breadwinners » (1990), qui porte sur les travailleurs et les travailleuses de deux petites villes de l’Ontario, Joy Parr a le mérite de tenter une synthèse de bon nombre de ces tendances historiographiques, notamment en examinant l’importance des identités masculine et féminine dans le vécu de ces personnes au travail et à la maison. The Manly Modern : Masculinity in Postwar Canada (2007) de Christopher Dummitt présente une approche culturelle dans la construction sociale de la masculinité qui s’aventure sur le terrain du caractère sexué du travail.

Les classes, les sexes et l’État constituent les grandes lignes d’un grand nombre d’écrits récents, dont Gendered States : Women, Unemployment Insurance, and the Political Economy of the Welfare State in Canada (2003) d’Ann Porter et Engendering the State, Family, Work, and Welfare in Canada (2000) de Nancy Christie.

Enfin, il vaut la peine de mentionner que dans l’ouvrage collectif Contemporary Approaches to Canadian History (1987), publié sous la direction de Carl Berger, l’histoire des travailleurs est le seul domaine de recherche où Berger s’est cru obligé de présenter deux courants historiographiques opposés, dont l’un reflète l’approche institutionnelle plus ancienne, et l’autre les efforts plus récents d’enracinement de cette histoire dans les processus plus vastes de la formation des classes. En 1996, la revue BC Studies publie un essai critique de Mark Leier avec des réponses de Robert McDonald, de Bryan Palmer et de Veronica Strong-Boag; le tout donne lieu à des échanges stimulants sur l’orientation des études consacrées aux travailleurs. Cette question fait l’objet d’une vue d’ensemble dans la deuxième édition du livre de Palmer, Working-Class Experience (1992). Depuis ses débuts et encore aujourd’hui, l’histoire du travail au Canada est un sujet controversé.

Histoire du mouvement ouvrier dans la conjoncture actuelle

Toutes sortes de monographies publiées indiquent la diversité de l’histoire ouvrière au Canada dans les premières années du XXIe siècle. L’œuvre de Steven High, Industrial Sunset : The Making of North America’s Rust Belt, 1969-1984 (2003), utilise une comparaison transfrontalière de la désindustrialisation au Canada et aux États-Unis afin de souligner la pertinence continue de l’histoire de la classe ouvrière et d’une orientation politique de l’économie qui met à contribution à la fois l’État et ses politiques, et l’importance des formes changeantes de la production et de l’échange. Cette approche s’avère aussi très éclairante dans l’organisation de la « révolution par le haut » qui a reconfiguré les relations industrielles modernes. From Consent to Coercion: The Assault on Trade Union Freedoms (2003) de Leo Panitch et Donald Swartz, et Unions in the Time of Revolution : Government Restructuring in Alberta and Ontario (2003) de Yonatan Reshef et Sandra Rastin sont des études importantes qui soulignent de quelle façon l’histoire récente constitue rien de moins qu’une atteinte au bien-être et aux droits constatés de la classe ouvrière avec des initiatives de l’État qui nuisent au mouvement syndical, en particulier dans le secteur public.

Le plus récent manuel d’apprentissage Labouring Canada : Class, Gender, and Race in Canadian Working-Class History (2008), rédigé sous la direction de Bryan Palmer et Joan Sangster, réunit 28 articles qui initient les étudiants à la formation des classes sociales depuis les débuts de la colonisation et la dépossession autochtone jusqu’à la situation des syndicats à une époque d’assaut néolibéral et de réduction de la classe ouvrière. Les thèmes des sexes et de la race font l’objet d’une couverture considérable, tout comme les politiques nationales, le revenu des ménages et les luttes de classe et leurs défenseurs. L’histoire de l’industrie du sexe ne fait l’objet que d’une seule indication à propos de l’augmentation de l’intégration de ce domaine dans l’œuvre Bumping and Grinding on the Line : Making Nudity Pay de Becki L. Ross. Il s’agit de réflexions critiques sur les danses exotiques qui paraissent à l’origine dans la revue Labour/Le Travail, un forum pour la plupart des nouveaux écrits dans l’histoire de la classe ouvrière et des études syndicales.

En effet, Labour/Le Travail, qui depuis sa création en 1976 agit en tant que baromètre des thèmes et des préoccupations de la classe ouvrière au Canada, illustre les tendances en matière de recherche. Les articles que renferme sa couverture sont aisément catégorisés comme « histoire ouvrière » au sens étroit du terme. On retrouve le plus souvent des publications « mixtes », recherches qui étudient la vie et l’histoire de la classe ouvrière à la lumière de données sur les sexes, la race, la région, l’âge, l’orientation sexuelle et la politique d’État.

De plus en plus, l’histoire ouvrière est étudiée par des gens qui ne sont pas historiens et qui apportent à leurs études des travailleurs une sensibilité interdisciplinaire influencée par l’anthropologie, la sociologie, les sciences politiques, l’économie, la géographie et toute une série d’autres domaines d’études et d’approches intellectuelles. Cela donne à penser que l’histoire de la classe ouvrière, qui se construit de manière sophistiquée, constitue un plus vaste ensemble de l’expérience de travail qui peut être contenue dans une approche unique du sujet. Alors que le mouvement syndical lutte pour faire en sorte que le reste de la société comprenne l’importance du travail, des travailleurs et de leur mécontentement, d’autres mouvements sociaux font connaître la façon dont les femmes, les groupes raciaux et les autres groupes minoritaires interagissent avec les travailleurs. Ceci contribue à entraîner un changement dans la sensibilité académique vers une meilleure compréhension de ce qu’a été la classe ouvrière et de quoi est fait son passé. Les nouveaux écrits sur la vie de la classe ouvrière dans le passé encouragent ainsi d’autres histoires qui remettent en question la vision traditionnelle de la signification des caractéristiques et de la nature de la société.

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