Affaire Valentine Shortis | l'Encyclopédie Canadienne

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Affaire Valentine Shortis

Le procès pour meurtre de Valentine Shortis, en 1895, est un moment marquant dans l’histoire judiciaire canadienne. Il fait la lumière sur plusieurs failles dans les définitions légales de la responsabilité criminelle et de l’aliénation mentale. Ses implications politiques ont mené l’affaire jusqu’aux plus hauts paliers du gouvernement.

Contexte

Valentine Shortis, d’origine irlandaise, naît de parents aisés. En 1893, à l’âge de 18 ans, il est envoyé à Montréal pour apprendre à s’affranchir de sa mère trop dévouée. Il décroche un poste de secrétaire au sein de la Montreal Cottons Company, située à Valleyfield, au Québec, mais il est rapidement renvoyé. Sa mère lui fait parvenir de l’argent, mais lui écrit en janvier 1895 pour lui transmettre une fausse nouvelle : la fortune familiale est perdue, et il devra désormais se débrouiller seul.

Cambriolage et meurtre

Le 1er mars 1895, Valentine Shortis tente de cambrioler le bureau de paye de la Montréal Cottons Company. Il tire sur John Loy, commis, et Maxime Lebœuf, gardien, les tuant tous deux, en plus de blesser gravement un autre commis, Hugh Wilson. John Lowe, le responsable de la paye, parvient à s’emparer de l’argent destiné aux employés et à s’enfermer à clé dans la chambre forte du bureau. Lorsque Valentine Shortis déclenche un incendie dans une tentative ratée de forcer John Lowe à sortir, Hugh Wilson parvient à s’échapper et à appeler à l’aide.

Valentine Shortis est appréhendé alors qu’il attend toujours près de la chambre forte. Il présente alors un comportement inhabituel. Des journaux québécois rapportent des antécédents de maladie mentale dans sa famille.

Procès : les arguments de la défense

Le procès pour meurtre de Valentine Shortis débute à Beauharnois, au Québec, le 1er octobre 1895. Il repose surtout sur la question de sa santé mentale. Un journal, le Progrès de Valleyfield, est d’avis qu’il ne fait que simuler l’aliénation.

J. N. Greenshields, l’avocat responsable de la défense de Valentine Shortis, se rend sur ordre de la cour à Waterford, en Irlande, pour interviewer les gens ayant connu son client. Le procureur de la couronne, Donald Macmaster, le rejoint en Irlande afin de contre-vérifier les témoignages qu’il recueille. J. N. Greenshields met la main sur des preuves écrites des antécédents familiaux de maladie mentale chez les Shortis. Il rassemble aussi nombre de témoignages, qui selon lui devraient constituer « une preuve suffisante pour convaincre un jury que [Valentine Shortis] souffre, hors de tout doute, d’aliénation mentale ».

Selon les témoignages de la commission irlandaise présentés en cour par J. N. Greenshields, Valentine Shortis était connu à Waterford sous le surnom « Shortis le fêlé ». On trouve parmi les témoignages des récits de cruauté envers les animaux et d’accès de folie, au cours desquels il pouvait par exemple déclencher un feu ou tirer sur des navires. D’anciennes connaissances affirment qu’il se plaignait souvent de maux de tête, était obsédé par les armes à feu et semblait incapable de se contrôler.

Valentine Shortis est examiné, pour sa défense, par quatre experts en maladie mentale : le Dr James V. Anglin, de l’asile de Verdun, au Québec; le Dr C. K. Clarke, de l’asile Rockwood, à Kingston, en Ontario; Daniel Clark, de l’asile de Toronto; le Dr R. M. Bucke, de l’asile de London, en Ontario. Leurs rapports sont unanimes : Valentine Shortis était pris d’un accès de folie lorsqu’il a fait feu sur ses victimes.

J. N. Greenshields commence par un plaidoyer affirmant que Valentine Shortis a « agi sous l’effet d’une imbécillité et d’un détraquement naturels de l’esprit, à tel point qu’il était incapable de juger de la nature et de la qualité de son geste et de reconnaître qu’un tel geste causait du tort. Il souffrait à ce moment d’inconscience et de maladie de l’esprit, ce qui exclut toute préméditation volontaire de sa part. Il était pris d’un accès de folie et se trouvait aliéné. »

Procès : les arguments de la poursuite

Donald Macmaster, entre-temps, ne trouve aucune preuve que Valentine Shortis a été arrêté en Irlande ou a séjourné dans un asile là-bas. Il fait objection contre le plaidoyer de J. N. Greenshields, arguant qu’il est sans précédent et qu’il dévie du Code criminelcanadien.

Le juge Michel Mathieu rejette l’opposition de Donald Macmaster. Toutefois, dans son adresse au jury, ce dernier expose les faits de l’affaire, puis cite la loi sur l’aliénation mentale. Il rappelle que la loi demande d’une personne accusée qu’elle prenne la responsabilité de son crime, à moins qu’elle ne puisse prouver hors de tout doute être atteinte de maladie mentale. Il souligne aussi que si Valentine Shortis est jugé non coupable pour cause d’aliénation mentale, aucune loi ne permettra de le garder à vie dans un asile.

Donald Macmaster n’en appelle pas à des docteurs pour témoigner en qualité d’experts médicaux, arguant que c’est à la défense de prouver que l’accusé souffre bel et bien d’aliénation mentale. Il invalide les témoignages de la commission irlandaise et doute que les parents de Valentine Shortis l’auraient envoyé seul au Canada s’il était réellement « dépourvu de raison ». Il réfute les preuves fournies par les médecins de J. N. Greenshields, les déclarant biaisées. « La tentative de cambriolage, affirme Donald Macmaster, n’est pas un acte de folie, mais un geste prémédité. »

Le 3 novembre, le jury rend un verdict de culpabilité. Valentine Shortis est condamné à être pendu le 3 janvier 1896.

Controverse politique

Les parents de Valentine Shortis, présents au tribunal, luttent pour faire changer la peine de mort en peine d’emprisonnement à vie. Francis Shortis rentre en Irlande pour faire signer une pétition, tandis que sa femme demeure au Canada. Ils en appellent à la « clémence royale ». Le gouverneur général du Canada possède, en théorie, le pouvoir de changer une condamnation à mort, sur la recommandation du Cabinet fédéral. Mary Shortis défend que son fils souffre d’aliénation mentale devant Charles Hibbert Tupper, ministre de la Justice, et Mackenzie Bowell, alors premier ministre. Elle demande à Lady Aberdeen, épouse du gouverneur général Lord Aberdeen, d’user de son influence pour convaincre son mari d’intercéder en faveur de son garçon.

Le comte d
John Hamilton-Gordon (le comte d'Aberdeen), Ottawa, avril 1895
Bowell, sir Mackenzie
Bowell commence sa carrière en tant qu'orangiste convaincu, mais déjà en 1880 son esprit combatif est canalisé dans la politique des conservateurs et ses positions s'adoucissent (avec la permission des Bibliothèque et Archives Canada/PA-27159).

Mackenzie Bowell, Charles Tupper et Lord Aberdeen reçoivent chacun un torrent de lettres en lien avec l’affaire Valentine Shortis, la plupart protestant contre l’exécution. L’affaire, toutefois, est désormais politique. Le gouvernement conservateur de Mackenzie Bowell est déjà empêtré dans la question des écoles du Manitoba, et l’affaire Valentine Shortis risque de creuser encore davantage la rupture entre le Québec catholique et l’Ontario protestant. Un Canadien français du nom d’Amédée Chatelle avait récemment été pendu pour meurtre en Ontario, et environ dix ans plus tôt, Louis Riel avait subi le même châtiment pour trahison. Dans les deux cas, on avait présenté des preuves d’aliénation mentale sans que la peine en soit changée.

Selon certaines rumeurs, les riches parents de Valentine Shortis désirent acheter un changement de peine pour leur « Anglais » de fils. Vers la fin du mois de décembre, le Cabinet de Mackenzie Bowell tient plusieurs rencontres spéciales afin de discuter de la situation. Presque systématiquement, lorsque l’on propose un vote pour l’exécution ou la commutation de peine, on aboutit à un cul-de-sac. (Le Cabinet vote sept à cinq en faveur de la pendaison le 28 décembre, ce qui ne suffit pas à résoudre le dilemme.) Le Cabinet se décide enfin à remettre le sort de Valentine Shortis entre les mains du gouverneur général. Le 31 décembre, Lord Aberdeen change sa peine de mort en sentence d’emprisonnement à vie.

Valentine Shortis passe 42 ans dans différents asiles et prisons. Il est enfin jugé sain d’esprit, et obtient sa libération conditionnelle, en 1937. Il meurt à Toronto en 1941.